
L’humanité se trouve à l’aube d’une transformation technologique sans précédent. L’avènement de l’intelligence artificielle et de la robotique promet une productivité potentiellement capable de satisfaire les besoins matériels de l’ensemble de la population avec un minimum, voire une absence, de travail humain.
Longtemps reléguée au domaine de la science-fiction, cette perspective soulève aujourd’hui des questions sociologiques cruciales : que devient une société lorsque la rareté économique, un moteur historique de nos organisations sociales, vient à disparaître ?
Cette interrogation n’est pas nouvelle. Dès 1948, George Orwell, dans son œuvre dystopique « 1984 », identifiait le cœur du problème : « une société hiérarchisée n’était possible que sur la base de la pauvreté et de l’ignorance. » Si la technologie est en mesure d’éliminer la pauvreté matérielle, quelles seront les conséquences pour les hiérarchies sociales qui structurent nos sociétés depuis des millénaires ?
Plafond de Production et ses Implications
Les gains cumulatifs de productivité depuis deux siècles et ceux à venir dans le prochain siècle pourraient atteindre un niveau suffisant pour dépasser le « plafond de consommation ». Multiplier la production par 14, une perspective statistiquement envisageable vers le milieu du prochain siècle, permettrait de produire plus de 60 000€ par personne et par an[i]. Selon les analyses économiques, ce seuil représente le niveau maximal de bonheur. Les machines industrielles ont principalement remplacé la force physique, l’IA et la robotique avancée supplantent ou démultiplient progressivement la cognition. Cette convergence technologique nous conduit vers un horizon où la production de biens et de services pourrait devenir quasi gratuite. Autrement dit : il deviendra inutile de passer sa vie à essayer de la gagner.
Cette perspective est-elle crédible : Keynes écrivait en 1930 dans « Les possibilités économiques pour nos petits-enfants » :
« D’ici cent ans, le niveau de vie sera de quatre à huit fois plus élevé qu’aujourd’hui […] et une semaine de travail de quinze heures suffira à satisfaire nos besoins. »
Si l’on compare le réel par rapport au réalisé :
- France : 9,6 fois plus riche (58 000 / 6 000)
- Royaume-Uni : 9,7 fois plus riche (56 000 / 5 800)
- États-Unis : 8,9 fois plus riche (76 000 / 8 500)
L’objectif de richesse a été dépassé, mais celui de réduction du temps de travail n’a pas encore été atteint, ou bien ?
Pays | % vie en retraite (2023) | Semaine travail moyenne sur vie (1930) | Semaine travail moyenne sur vie (2023) | % baisse semaine sur vie |
France | 24.4% | 36.2 heures | 14.8 heures | 59.1% |
Royaume-Uni | 19.8% | 37.0 heures | 16.9 heures | 54.3% |
États-Unis | 15.6% | 38.3 heures | 20.0 heures | 47.8% |
En réalité, nous n’en sommes pas si loin, mais l’essentiel du temps de travail fut dévoué à la création d’une période non productive en fin de vie : la retraite. Il s’agit d’un choix civilisationnel.
Mais l’analyse nous offre un avantage : Elle valide l’audacieuse hypothèse de J.M.Keynes. Nous pouvons donc envisager sa reproduction sur les prochains siècles : Le progrès technique se poursuit, au moins à court terme.
Dans un tel contexte, les modèles économiques traditionnels perdent leur pertinence. La notion même de salariés s’estompe lorsque le besoin de travailleurs diminue drastiquement. Cependant, cette évolution, loin d’annoncer nécessairement une société égalitaire, pourrait paradoxalement renforcer et transformer la nature même des inégalités. L’abondance matérielle pourrait en effet révéler des mécanismes de différenciation et de domination non pas économiques, mais axés sur le pouvoir, le contrôle et la distinction.
Trilemme de l’Abondance : Trois Modèles Sociétaux
Face à cette hyper-productivité potentielle, trois modèles sociétaux principaux émergent, chacun proposant une réponse différente à la question fondamentale : comment maintenir l’ordre social si l’économie de la rareté n’est plus la norme ?
La destruction organisée de richesse
Le premier modèle consiste à créer et à maintenir artificiellement la rareté en détruisant une partie de la richesse produite. Historiquement, les grandes guerres industrielles du XXe siècle ont, entre autres, servi cette fonction en mobilisant des ressources colossales sans améliorer le niveau de vie des populations. Le fameux roman 1984 de George Orwell suivait ce modèle. Dans un futur d’abondance, cette approche pourrait se manifester par des projets pharaoniques sans utilité réelle, une obsolescence programmée généralisée de manière systémique, ou des régulations environnementales complexes dont l’objectif réel serait de limiter artificiellement la production. Comme le remplacement de centrales nucléaires par des éoliennes ? Ce modèle permettrait de préserver les hiérarchies existantes en évitant une violence ouverte. Il aurait l’inconvénient d’exiger un niveau sophistiqué de manipulation sociale et une justification constante de la destruction de richesse face à des populations potentiellement conscientes de l’artifice.
La Coercition Technologique Totale
Le second modèle s’appuie sur une surveillance et un contrôle technologique omniprésents et sophistiqués, rendant toute forme de contestation impossible. L’abondance matérielle serait préservée et accessible, mais sa distribution serait strictement contrôlée par une élite. Cette élite maintiendrait son pouvoir par la force technologique et non par les leviers économiques traditionnels. Ce système offrirait une stabilité théorique supérieure : la richesse n’aurait pas besoin d’être détruite ; il suffirait de contrôler sa distribution avec une précision absolue, chaque individu recevant exactement le « nécessaire », selon des critères définis par le pouvoir en place. La technologie deviendrait alors l’instrument d’une hiérarchie sociale figée et incontestable. Il s’agit du modèle du crédit social que l’on peut, là encore, baser sur une justification écologiste.
Toutefois, comment calculer le nécessaire ? On peut descendre jusqu’au salaire de reproduction, voire de survie, si l’élite estime ne plus avoir besoin de l’individu. À un tel niveau, tous les chantages deviennent possibles et des technologies comme les puces de type neuralink, conçues pour lier informatique et système nerveux, pourront même placer le geôlier dans le corps, toute révolte, tout refus sera impossible !
La Redistribution Compensatoire
Le troisième modèle accepte pleinement l’abondance et cherche à l’organiser de manière démocratique. Un système de redistribution universelle garantirait à chaque citoyen l’accès aux ressources nécessaires à une vie digne. Une classe dirigeante volontaire et non permanente et soumise à des quitus en sortie de charge serait chargée d’assurer la gestion collective de cette abondance. Ce modèle repose sur l’idée que la satisfaction matérielle des besoins fondamentaux pourrait réduire significativement les tensions sociales, tandis que la rotation du pouvoir permettrait d’éviter sa cristallisation et l’émergence de nouvelles élites dominatrices. Cependant, ce système resterait vulnérable aux forces opposées à son égalitarisme fondamental. Celles-ci chercheront à reconstituer des hiérarchies permanentes basées sur d’autres formes de pouvoir ou de distinction.
Sa pérennité supposerait de placer les usines, désormais automatiques, dans le patrimoine de l’État. Ce socialisme moderne devra alors être protégé contre les prédations de ceux désireux de s’enrichir, ou de changer le modèle social en retirant son autonomie au pouvoir.
Le grand risque d’un tel modèle est l’apathie citoyenne. Les moyens d’existence étant garantis par le droit, le citoyen renoncerait à se cultiver ou à s’investir dans le champ politique. Cette faiblesse ouvrirait la voie à ceux désireux de revenir au second modèle.
Dilemme de la Distinction dans l’Abondance
Même dans une société où les besoins matériels seraient universellement satisfaits, la psychologie humaine révèle une aspiration profonde à la distinction, à la personnalisation et au raffinement. Lorsque l’abondance élimine la rareté des biens fondamentaux, la valeur se déplace vers l’unique, le sur mesure, l’expérience inégalée. Conscient des lacunes d’un système égalitaire standardisé, les « entrepreneurs » de l’abondance naîtront de leur capacité à comprendre les besoins intime du client et à y répondre. Ils transformeront alors les besoins fonctionnels en désirs sophistiqués, le « produit » en « expérience ». Le produit, ne serait plus la conception où l’assemblage, mais son adaptation à l’intime besoin du client.
Cependant, cette même logique de différenciation porte en elle un risque. Si tout désir peut être monétisé, le désir de dominer autrui, de posséder ce qui est inaccessible à la majorité, pourrait refaire surface. L’esclavage, non plus comme nécessité économique, mais comme produit de luxe suprême, deviendrait l’ultime manifestation de la distinction : posséder le temps et la soumission d’autres êtres humains, alors même que l’abondance générale rend les autres « biens » matériellement accessibles à tous. Si l’abondance permettra l’épanouissement de formes nobles de distinction (art, science, sport), le véritable enjeu politique concernera les individus insatisfaits de ces satisfactions ‘démocratiques’. Ils aspireront à des formes de supériorité impliquant un contrôle direct sur autrui – seule distinction conservant un véritable pouvoir dans un monde où tout le reste devient accessible à tous. »
Cela confirme une intuition orwellienne : pour qu’une classe supérieure existe, il faut maintenir, voire créer, une classe inférieure. La philosophie de 1984 rejoint ici celle de Sade dans un raccourci dont nous devons avoir conscience. Dans un monde d’abondance matérielle, la pauvreté ne serait plus économique, mais existentielle, elle dénierait la liberté de certains individus pour les transformer en « biens de consommation ».
Illusoire penseront certains, mais la théorie d’Orlando Patterson dans (Slavery and Social Death, 1982) : résume ce processus par une formule puissante : la possession d’esclaves opère une « double alchimie » :
- Transformer l’esclave en un non-être social (« mort sociale »).
- Transformer cette relation de domination totale en honneur, prestige et pouvoir renforcés pour le maître.
Si cela a fonctionné dans le passé et des sociétés ont fonctionné sur ce modèle, rien ne nous immunise contre le retour de cette tentation. Un attrait d’autant plus puissant que tous les autres marqueurs sociaux obtenus grâce à des biens (vêtements, logements, nourriture) sont dépréciés par la facilité à les produire.
Cette dynamique place les sociétés d’abondance face à un dilemme insoluble. Supprimer totalement ces mécanismes de distinction pourrait appauvrir l’existence humaine en éliminant ce qui la transforme la satisfaction des besoins de base en une vie riche de sens. Remonter la pyramide de Maslow vers les besoins les plus satisfaisant pour l’âme humaine est une nécessité. Seulement, la logique de récompense de ces entrepreneurs de l’abondance et leur philosophie de l’existence pourraient conduire inexorablement à la reconstitution d’un système de classes basé sur l’exploitation directe des personnes. Cette contradiction fondamentale explique pourquoi les sociétés d’abondance pourraient être structurellement instables : Elles généreront des forces vouées à les détruire non par malveillance, mais par une logique interne de la quête de pouvoir et de statut.
La Transition
La destruction organisée de richesse :
Simple, on laisse continuer la situation actuelle, on agite les peurs : L’environnement, la prochaine maladie, la menace de telle ou telle grande puissance hostile. Ainsi, chaque gain de productivité sera confisqué pour financer la réponse, nécessaire, à la nouvelle menace.
Comme le disait notre président : « Nous sommes en guerre », contre le peuple aurait répondu Orwell.
La coercition technologique totale :
Cependant, le modèle 1 a contre lui l’inefficacité, l’homme répugne à gaspiller. Il constitue surtout un moyen d’atteindre un modèle 2 : On concentre la propriété du capital productif dans quelques mains et ce techno-féodalisme pourra ensuite imposer des contrats déséquilibrés aux individus n’ayant pas de propriété et incapables de vendre leur force de travail. Ne resteront en valeurs monnayables que leurs corps et leurs âmes. Ayez confiance, surtout si nous modifions les droits fondamentaux, mais la COVID l’a montré : ce sera à peine une formalité !
La redistribution compensatoire :
Les usines automatiques ne sont pas encore construites. L’État peut donc décider d’investir et de les créer à son profit, cela garantirait les retraites, puis il suffirait d’étendre ces usines pour bien vite parvenir à répondre à l’ensemble des besoins. Il disposera ainsi de marchandises à livrer en contrepartie des signes monétaires qu’il créera. Tous les mois, l’État crée la monnaie, distribue les chèques. Les citoyens achètent et l’État récupère la monnaie pour la détruire.
Cette monnaie peut servir à gérer les transactions dont le secteur privé aura besoin.
Pour les politiques contemporaines :
Cette analyse théorique éclaire d’un jour nouveau les débats actuels sur le revenu universel, la taxation des robots, la gestion du patrimoine de l’État ou la régulation de l’intelligence artificielle. Ces mesures ne sont pas de simples ajustements techniques face aux évolutions technologiques ; elles constituent de véritables choix civilisationnels qui détermineront lequel des trois modèles sociétaux émergera.
Par exemple, le revenu universel s’inscrit dans la logique redistributive, mais sa mise en œuvre devra impérativement anticiper l’émergence de forces qui chercheront à monétiser ce que la redistribution ne peut offrir : la distinction sociale et le sentiment de supériorité. De même, les régulations sur l’IA ne peuvent se contenter d’approches purement techniques. Elles doivent intégrer une réflexion profonde sur les modèles sociétaux qu’elles favorisent implicitement, et sur la manière dont l’éducation et la culture peuvent façonner les aspirations humaines au-delà de la seule consommation matérielle.
Enfin, constituer un patrimoine d’état, capable d’assurer le versement du revenu universel, suppose de le protéger contre la prédation. Où trouver les administrateurs capables ? La situation actuelle, dans laquelle la haute administration sert les grandes entreprises, montre les risques.
L’Âge des Choix Civilisationnels
L’humanité entre dans ce que l’on pourrait appeler « l’âge des choix civilisationnels. » Pour la première fois de son histoire, elle dispose potentiellement des moyens techniques de satisfaire les besoins matériels de tous ses membres. Cependant, cette capacité technologique ne résout pas la question du pouvoir ; elle la transforme radicalement.
Les sociétés contemporaines doivent donc anticiper non seulement les défis techniques liés à l’automatisation, mais surtout ses profondes conséquences sociologiques. Car, comme l’avait pressenti Orwell, une fois la rareté matérielle vaincue, c’est la rareté artificielle – qu’elle soit le fruit d’une destruction organisée de richesse, d’une coercition technologique ou de la quête inlassable de distinction – qui deviendra l’enjeu central du pouvoir.
La question n’est plus de savoir si nous aurons les moyens de créer l’abondance, mais si nous aurons la sagesse politique de la préserver sans la détruire, tout en gérant les aspirations humaines à la distinction et à la hiérarchie. Entre l’utopie d’une égalité parfaite et la dystopie d’un contrôle total, se dessine un équilibre instable que chaque génération devra réinventer. L’avenir ne sera ni purement technique ni purement économique ; il sera avant tout politique, car il s’agira de définir la nature même de notre « vivre ensemble » dans un monde d’abondance.
Les concepts développés dans cet article ont été forgés et testés à travers l’écriture des romans de l’histoire des familles impériales. Véritable laboratoire expérimental de ces hypothèses sociologiques, la fiction prospective a permis d’explorer les implications humaines et sociales de ces transformations au-delà des seules analyses théoriques.
Ces ouvrages sont mis à disposition en lecture libre sur la plateforme Altramenta :
L’industrie d’état :
https://www.atramenta.net/lire/t4-les-colons-dherkon/99811 Suivre la carrière d’Elpia
Les trois modèles :
https://www.atramenta.net/lire/t5_les-enfants_dherkon/99812 Notamment le passage sur la guerre civile.
Les « entrepreneurs » de l’abondance :
https://www.atramenta.net/lire/t6-les-enfants-caches/99813 Le travail de couturière de Laurence.
La mise en place du second modèle et la prédation privée :
https://www.atramenta.net/lire/t9-le-concerto-de-ladieu/99816 Les discussions d’Annie sur la réforme de l’empire.
Daniel Kahneman & Angus Deaton (Prix Nobel d’économie)
- Étude : « High income improves evaluation of life but not emotional well-being » (PNAS, 2010)
- Données : Enquête Gallup sur 450 000 Américains (2008-2009)
Explications des économistes
- Effet de saturation :
Au-delà de 60 000€/an (environ 5 000€/mois), les besoins essentiels (logement, santé, sécurité) sont couverts. L’argent supplémentaire a un impact marginal décroissant sur le bonheur. - Variables non-monétaires dominantes :
Selon Kahneman :
« À ce revenu, le bien-être dépend davantage de la qualité des relations sociales, de la santé mentale et du sentiment de liberté que du salaire. »
Voici les données clés utilisées :
- Age entrée vie active
- 1930 :
Huberman, M. & Minns, C. (2007). « The Times They Are Not Changin’ : Days and Hours of Work in Old and New Worlds, 1870–2000 ». Explorations in Economic History.
(Âge standard dans l’industrie et l’agriculture, validation par recensements nationaux). - 2023 :
OCDE (2023). « Education at a Glance », Table C1.1 (Âge médian de sortie du système éducatif). - Âge départ retraite
- 1930 :
Bolt, J. et al. (2020). Maddison Project Database. [Convention historique : retraite rare avant 65 ans, espérance de vie limitée]. - 2023 :
OCDE (2023). « Pensions at a Glance », indicateur « Effective age of labour market exit ».
- 1930 :
- Espérance de vie
- 1930 :
Clio-Infra (2016). « Human Mortality Database » (reconstructions statistiques nationales). - 2023 :
OMS (2023). « Global Health Observatory » (données 2021, dernières consolidées).
- 1930 :
- Semaines travaillées/an
- 1930 :
Bairoch, P. (1968). « La durée du travail en France et à l’étranger » + archives BIT (semaines incluant congés non payés). - 2023 :
OCDE (2023). « Annual working hours » = [(Heures annuelles) / (Heures hebdomadaires standard)].
- 1930 :
- Références complémentaires :
- Projet Maddison : Base de référence pour les comparaisons historiques internationales (University of Groningen).
- OCDE : Toutes les données contemporaines sont harmonisées via les enquêtes nationales (INSEE, ONS, BLS).
- Biais méthodologiques : Les données 1930 sont des reconstructions (sources fragmentaires), avec une marge d’erreur estimée à ±5%.
Validation croisée : Les écarts entre pays sont cohérents avec les travaux de Piketty (Capital et Idéologie, 2019) sur l’évolution du temps de travail.
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