La guerre d’Israël contre Gaza massacre aussi des journalistes

Palestinian journalists attend a funeral of Palestine TV correspondent Muhammad Abu Hatab, who was killed in his home by an Israeli raid, in the southern Gaza Strip city of Khan Younis, on Nov. 3, 2023. According to the government media office in Gaza, 35 journalists have been killed, and several press institutions' offices have been targeted and destroyed since the conflict broke out on Oct. 7. (Photo by Rizek Abdeljawad/Xinhua via Getty Images)

Israël a tué plus d’une cinquantaine de journalistes au cours de sa campagne de bombardements à Gaza, tuant même parfois les familles des reporters. Les médias, qui, il y a peu, dénonçaient à juste titre l’assassinat de Jamal Khashoggi, n’ont rien dit.

Dans la période post-2016, les reporters et le travail d’une presse libre semblaient être devenus importants aux yeux de l’establishment américain. Soudain, on voyait partout des hommages consacrés au rôle du journalisme. Les attaques verbales de Donald Trump contre les journalistes étaient régulièrement présentées comme une menace de type hitlérien à l’encontre de la liberté de la presse. Cela a même eu des répercussions géopolitiques alors que l’assassinat du journaliste et chroniqueur du Washington Post Jamal Khashoggi par le prince héritier saoudien déclenchait une telle indignation, que cela a probablement ouvert la plus grande des brèches dans les relations américano-saoudiennes vieilles de plusieurs décennies. Aujourd’hui, le gouvernement israélien assassine non seulement des journalistes mais aussi leurs familles, parfois dans le cadre de frappes délibérément ciblées, et tout le monde semble avoir oublié ces bons sentiments.

Selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), en date du week-end dernier, la campagne de bombardements aveugles du gouvernement israélien sur Gaza, qui dure depuis près de quatre semaines, a tué trente-six journalistes et autres professionnels des médias, dont trente-et-un Palestiniens. Huit autres ont été blessés et trois sont portés disparus.

Les vingt jours qui ont suivi le 7 octobre ont été la période la plus meurtrière enregistrée par le CPJ concernant les reporters qui couvrent un conflit, le décompte ayant commencé en 1992. Pour Reporters sans frontières (RSF), il s’agit du conflit le plus meurtrier pour les reporters depuis le début du XXIe siècle, dépassant les guerres en Irak, en Afghanistan, au Yémen et en Ukraine ; les forces israéliennes ayant tué plus de journalistes en quelques semaines que pendant l’ensemble de la période allant de 2000 à l’année dernière.

Quoi qu’il en soit, le constat est le même : au delà d’un conflit de longue durée connu pour mettre en danger les membres de la presse, l’assaut actuel d’Israël sur Gaza est exceptionnellement violent et mortel pour les professionnels des médias.

Il est presque certain que certaines de ces morts ont été délibérées. Une enquête antérieure de RSF a conclu que le photojournaliste de Reuters tué et ses deux collègues blessés lors d’une frappe aérienne israélienne le 13 octobre « n’étaient pas des victimes collatérales du tir, » une façon polie de dire qu’ils avaient été intentionnellement ciblés par l’armée israélienne. L’enquête s’est appuyée sur plusieurs facteurs : les deux frappes dont ils ont été victimes se sont produites à environ trente secondes d’intervalle ; les reporters se trouvaient sur une colline, à découvert, portaient leur tenue de presse et étaient clairement identifiés depuis plus d’une heure ; de plus, plusieurs hélicoptères israéliens ont été repérés au-dessus du groupe avant la frappe, y compris juste quelques secondes avant qu’ils ne soient attaqués.

L’attaque du 13 octobre est loin d’être un incident isolé, d’autres reporters ayant reçu des avertissements de l’armée israélienne les invitant à quitter leur domicile sous peine de mort. Le mari de la correspondante d’Al Jazeera, Youmna ElSayed, a reçu un appel d’un numéro privé, précisant être de l’armée israélienne et connaissant son nom en entier, lui demandant d’évacuer le sud de la ville, faute de quoi « la zone où vous vous trouvez va devenir très dangereuse. » Aucune des six autres familles vivant dans leur immeuble n’a reçu le même appel, et c’est en partie pour cette raison qu’ElSayed et Al Jazeera ont considéré ce message comme une menace directe pour elle-même et sa famille.

De même, Palestine TV, la chaîne de diffusion de l’Autorité palestinienne qui administre la Cisjordanie, a accusé l’armée israélienne d’avoir récemment perpétré un « assassinat délibéré » à l’encontre de l’un de ses reporters, Mohammed Abu Hatab, dont l’immeuble aurait été touché par une frappe aérienne peu après son arrivée, le tuant ainsi que dix membres de sa famille, dont sa femme, son fils et son frère. Ce meurtre a incité son collègue Salman al-Bashir à retirer en direct à l’antenne son casque et son gilet floqué de l’emblème de la « presse ».

« Il n’y a aucune protection internationale et aucune immunité, a déclaré al-Bashir. Ces boucliers et ces casques ne nous protègent pas. Ce ne sont que des slogans que nous portons et ils ne protègent en rien les journalistes. »

Une guerre contre les familles

La mort d’Abu Hatab est malheureusement révélatrice de la sinistre évolution concernant la situation des journalistes dans cette guerre : ce ne sont pas seulement les reporters eux-mêmes qui sont tués par l’armée israélienne, mais aussi leurs familles. Sept des trois douzaines de journalistes répertoriés par le CPJ ont été victimes de frappes israéliennes contre leur domicile, tandis que six ont été tués avec des membres de leur famille.

Le cas le plus marquant est peut-être celui du journaliste d’Al Jazeera Wael al-Dahdouh, qui était à l’antenne lorsqu’il a appris que sa femme, son fils, sa fille de sept ans et son petit-fils d’un an et demi avaient tous été tués lors d’une attaque aérienne israélienne. Comme tant de civils palestiniens, la famille al-Dahdouh avait évacué le quartier où elle vivait parce qu’il avait été bombardé, et s’était déplacée vers le sud, dans le camp de réfugiés de Nuseirat où ils ont finalement été tués, parce que celui-ci était situé dans une zone qui avait été très spécifiquement désignée par le gouvernement israélien comme une zone sûre. Peu avant le bombardement, le fils et la fille aînée d’al-Dahdouh (qui a survécu) avaient enregistré une vidéo implorant le monde entier de « nous aider à rester en vie. »

De la même façon, Ahmed Abu Artema, journaliste, poète et militant pacifiste de Gaza qui a participé à l’organisation de la Grande Marche du retour de 2018, a survécu au bombardement israélien de sa maison familiale qui a tué six membres de sa famille : deux tantes, la fille de sa tante, sa belle-mère, sa nièce de dix ans et son fils de treize ans.

« La priorité maintenant c’est de manifester, » a déclaré Artema aux lecteurs d’Electronic Intifada peu avant l’attentat. « Il nous faut de très, très, très grandes manifestations aux États-Unis, en Europe, partout, pour dire que c’en est assez, pour dire stop au génocide. »

Le journaliste freelance Assaad Shamlakh a lui aussi été victime du bombardement de sa maison familiale. Contrairement à Artema, il n’a pas survécu, pas plus que neuf membres de sa famille : ses parents, quatre frères, sa belle-sœur et deux neveux âgés respectivement de deux ans et de trois mois. La famille de Shamlakh n’est qu’un cas parmi des dizaines d’autres dans lesquels les bombardements israéliens ont anéanti non seulement des familles entières, mais aussi des lignées entières.

Hier encore, deux autres journalistes arabes ont vu leurs familles réduites en cendres par les frappes aériennes israéliennes. Le reporter libanais Samir Ayoub a vu ses trois nièces et leur grand-mère être tuées, brûlées vives dans la voiture qui le suivait alors qu’elles se déplaçaient entre deux villes du Sud-Liban, tandis que Mohammed al-Aloul, photographe pour l’agence publique turque Anadolu, a vu quatre de ses cinq enfants et un certain nombre d’autres membres de sa famille tués lorsque son quartier a été bombardé. Trois de ses enfants avaient quatre ans et le plus jeune, âgé d’un an, est dans un état critique.

Il ne s’agit pas toujours de journalistes. Le bombardement du camp de réfugiés de Jabalia le 31 octobre – bombardé trois jours de suite par l’armée israélienne, malgré le tollé international suscité par la première attaque – a tué dix-neuf membres de la famille de Mohamed Abu al-Qumsan, ingénieur de diffusion pour Al Jazeera, dont son père, ses deux soeurs, son frère et sa belle-soeur, ainsi que huit neveux et nièces. La chaîne d’information a condamné l’attentat, le qualifiant « d’odieux et d’impardonnable. »

Cibler les médias

Un peu comme ce fut le cas pendant la « guerre contre le terrorisme » et la guerre d’Irak, lorsqu’un caméraman d’Al Jazeera a été emprisonné à tort à Guantanamo et que les bureaux de la chaîne à Bagdad ont été bombardés par l’armée américaine parce que les responsables de la coalition se plaignaient de la teneur de ses reportages, les attaques contre les salariés d’Al Jazeera se sont produites alors même que les gouvernements américain et israélien censuraient la chaîne en raison de sa couverture de la guerre. Le secrétaire d’État Antony Blinken s’est vanté d’avoir fait pression sur le premier ministre du Qatar, pays où Al Jazeera a son siège et qui est propriétaire de la chaîne, afin qu’il « baisse le volume concernant la couverture d’Al Jazeera parce qu’elle regorge d’incitations anti-israéliennes. »

Dans le même temps, le gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu, qui avait déjà tenté une fois auparavant d’interdire Al Jazeera, a accusé la chaîne d’être un « porte-parole de la propagande qui incite à la haine contre les citoyens d’Israël » et tente à nouveau de fermer son bureau israélien. Cette démarche s’inscrit dans le cadre de la répression générale du gouvernement Netanyahou à l’encontre de la presse libre, le ministre de la communication cherchant à obtenir des pouvoirs plus étendus pour pouvoir arrêter les journalistes et autres civils qui diffusent des informations ou confisquer leurs biens dans la mesure où ils « sapent le moral des soldats et de la population d’Israël face à l’ennemi, ou servent de base à la propagande de l’ennemi », même lorsque ces informations se révèlent exactes.

Bien que les gouvernements américain et israélien fassent manifestement une fixation sur Al Jazeera, cette hostilité à l’égard de la presse est bien plus profonde. La guerre a vu « la destruction délibérée, totale ou partielle, des locaux de plus de cinquante médias à Gaza », selon une plainte déposée le 31 octobre par RSF auprès de la Cour pénale internationale, affirmant que les assassinats de journalistes par Israël constituent des crimes de guerre.

La semaine dernière, une frappe aérienne israélienne a touché la tour Hajji de Gaza, là où se trouvent les sièges de plusieurs agences de presse locales et internationales, dont Al Jazeera et l’Agence France-Presse qui, au moment du bombardement, était la seule agence de presse internationale à assurer une transmission ininterrompue en direct depuis la ville de Gaza. Interrogé sur cette attaque, Blinken a salué le « travail extraordinaire des journalistes à Gazad, travail qu’ils font dans les conditions les plus dangereuses et dont nous admirons et respectons profondément les reportages, et nous voulons nous assurer qu’ils sont protégés. »

Nous risquons de voir d’autres cas tragiques : des cas comme celui du caméraman Sameh Murad, qui est resté sur place pour montrer au monde ce qui se passait à Gaza tandis que sa femme et ses filles fuyaient vers la sécurité du sud, pour être ensuite bombardées, entraînant la mort de sa femme ; ou celui du correspondant de Mondoweiss Tareq Hajjaj, déplacé de chez lui avec sa femme, sa mère et son fils en bas âge, dont il dit qu’ils n’ont survécu que par « pur hasard. ».

« Mon Dieu, je ne vous demande qu’une chose : gardez-moi en vie pour que je puisse voir mon fils grandir », a-t-il écrit sur Twitter.

La solidarité oubliée

Outre l’ampleur du carnage humain qui ressort des histoires personnelles de ces journalistes, ce qui est à noter, c’est le silence relatif et le manque de solidarité de l’establishment médiatique, lui qui, il y a quelques années, était en proie aux plus grandes craintes quant à la sécurité physique des reporters et à la survie de la liberté de la presse.

Il suffit de se pencher sur certaines des réactions suscitées par la tendance réellement scandaleuse mais (en comparaison avec le meurtre de journalistes par Israël) beaucoup moins inquiétante de Trump à insulter verbalement les journalistes et à dénigrer la presse. Cette attitude a été jugée « inadmissible, une menace existentielle pour la liberté de la presse aux États-Unis, l’étoffe des gouvernements autoritaires, et une question de temps avant que quelqu’un ne soit blessé. » La révocation par Trump de la carte de presse de Jim Acosta a conduit le présentateur de CNN à écrire tout un livre pour expliquer à la nation que la période était devenue « dangereuse si on voulait dire la vérité en Amérique » et pour raconter son expérience poignante pour avoir dû « changer les paramètres de mes comptes de médias sociaux à cause de ces messages de menace » qui affluaient.

Les incitations rhétoriques de Trump contre la presse étaient sans aucun doute sérieuses. Mais pourquoi n’y a-t-il pas de sentiment comparable concernant l’assassinat concret de journalistes par un gouvernement soutenu par les États-Unis ?

Cinq ans seulement se sont écoulés depuis que l’assassinat atroce de Jamal Khashoggi par le gouvernement saoudien a suscité l’indignation du monde entier, amenant l’actuel président Joe Biden à promettre de traiter le pays comme un « paria » (promesse qu’il a rapidement reniée) et inspirant des hommages et des manifestations de chagrin de la part de l’establishment médiatique américain. Jake Tapper, de CNN, Nick Kristof, du New York Times et consorts, ont par exemple diffusé en vidéo une lecture à haute voix de la dernière chronique de Khashoggi. Le New Yorker a publié un émouvant hommage rédigé par un ancien collègue qui a qualifié Khashoggi de « symbole de la liberté d’expression dans le monde. »

Comme les choses ont changé ! Ce n’est pas seulement un journaliste que le gouvernement israélien a tué, il en a tué des dizaines, et pas seulement eux, mais quelquesfois aussi leurs enfants, leurs parents et d’autres membres de leur famille. Pourtant, il n’y a pas eu de vague comparable d’indignation et d’hommages pour ces journalistes assassinés. En fait, le New Yorker a publié la semaine dernière un article qui semble rationaliser tacitement les actions d’Israël, en présentant Al Jazeera en particulier comme faisant partie d’une « guerre de propagande du Hamas » à l’échelle mondiale. Décrivant la tragédie d’Al-Dahdouh, le journaliste palestinien qui a découvert l’assassinat de sa famille à l’antenne, le magazine a pris soin de noter : « Les dirigeants du Hamas ont parfois salué sa façon de couvrir les évènements pour avoir transmis leur point de vue et précisant qu’au moins quatre membres de sa famille » faisaient partie d’un groupe militant.

Mais si la guerre du gouvernement israélien contre les journalistes s’est dramatiquement aggravée au cours de la guerre actuelle, sa tendance à déchaîner sa violence meurtrière n’est pas nouvelle, ce qui est déprimant. Voilà des années que le gouvernement israélien tue des journalistes, parfois américains, et bombarde des salles de rédaction, sans que cela ne suscite le moindre tollé, sans qu’il n’ait à rendre de comptes et sans que cela n’affecte durablement les relations israélo-américaines ou la manière globalement positive dont l’État israélien est perçu par une grande partie de la presse occidentale.

Idéalement, le degré d’hostilité violente et d’indifférence à l’égard de la presse dont nous avons été témoins au cours de cette guerre devrait changer la donne. Mais alors, c’est dès le départ que tous ces courageux reporters n’auraient pas dû perdre la vie.

Contributeur

Branko Marcetic est un des rédacteurs de Jacobin, il est aussi l’auteur de Yesterday’s Man : The Case Against Joe Biden (L’homme du passé, le dossier contre Joe Biden, NdT). Il vit à Chicago, dans l’Illinois.

Source : Jacobin, Branko Marcetic, 06-11-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

LES CRISES est un média spécialisé dans l’information financière et la propagande de guerre. De part les sujets traités, le gouvernement et ses oligarques ont déclaré une véritable guerre de dénigrement à l’encontre de cette rédaction.


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Article : https://www.les-crises.fr/la-guerre-d-israel-contre-gaza-massacre-aussi-des-journalistes-palestiniens/

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