Amazon et Walmart investissent massivement dans la surveillance technologique très invasive de leur personnel d’entrepôt ; une surveillance qui permet ensuite l’hyper-exploitation à laquelle sont soumis les travailleurs des deux entreprises.
Le New York Times a récemment publié un article intitulé « Walmart veut enseigner la compassion aux directeurs de magasin. » L’article porte sur la « Manager Academy » de l’entreprise, un programme de formation au leadership qui a débuté en juillet 2022 ; il contient étonnamment peu de discussions sur les pratiques tristement célèbres de l’entreprise envers les travailleurs.
À l’époque, j’ai critiqué les nombreuses omissions de l’article, en soulignant quelques-uns des nombreux problèmes liés au traitement des travailleurs par Walmart, tout au long de sa chaîne d’approvisionnement mondiale, dont on n’a pas beaucoup entendu parler dans l’article du Times. L’entreprise emploie énormément de main-d’œuvre dans ses entrepôts ; les travailleurs des entrepôts d’Amazon ont récemment fait l’objet de la plus grande attention de la part de ceux qui se préoccupent des droits et de la sécurité des travailleurs, en particulier en ce qui concerne la technologie de surveillance des travailleurs, dont Amazon est un pionnier. Mais un nouveau rapport d’Oxfam montre que les travailleurs des entrepôts de Walmart sont confrontés aux mêmes problèmes que leurs homologues.
« Au travail et sous surveillance : Surveillance et souffrance dans les entrepôts de Amazon et de Walmart » enquête à la fois sur Amazon et sur Walmart. Ce dernier est le plus grand employeur privé des États-Unis, avec une main-d’œuvre nationale de 1,6 million de personnes, tandis qu’Amazon compte 1,1 million de travailleurs (bien que ce chiffre n’inclue pas ses légions de chauffeurs qui ne sont pas considérés comme des employés d’Amazon). Bien que l’exploitation des travailleurs dans les 4 616 magasins de Walmart ait été l’objet d’une grande attention, on parle moins des travailleurs des entrepôts, qui restent essentiels à ses activités, et de la place de la surveillance dans le modèle Walmart.
Cela devrait changer : après tout, les pratiques de travail des deux entreprises sont intimement liées. Peu après avoir fondé Amazon, Jeff Bezos a commencé à débaucher des cadres de Walmart, dans l’espoir de s’inspirer de la logistique à haut volume et à main-d’œuvre bon marché de l’ancienne entreprise. Le premier fut Rick Dalzell, un responsable informatique de Walmart qui supervisait les opérations de stockage de données de l’entreprise ; Bezos en a fait le premier directeur de l’information d’Amazon. Robert Davis, l’un des premiers architectes de la toute jeune activité de commerce électronique de Walmart, est passé chez Amazon.
Dans leur étude de 2018 sur Walmart, les sociologues Adam Reich et Peter Bearman ont inventé le terme « walmartisme », défini comme une autorité arbitraire combinée à un « système pénétrant d’observation, de mesure et de retour d’information qui contraint à la fois les travailleurs et les dirigeants ; un système assemblé à partir d’innovations technologiques dont ne disposaient pas les homologues de Walmart au XIXe siècle. » L’année même de la publication du livre de Reich et Bearman, Walmart a obtenu un brevet pour une nouvelle technologie de surveillance qui permettrait à la direction d’écouter les travailleurs, de surveiller les interactions avec les clients et de suivre de près les performances des employés. Avec une surveillance aussi poussée de sa main-d’œuvre, il est difficile de croire que l’entreprise n’est pas consciente des conditions de travail de ses employés.
S’appuyant sur l’enquête nationale sur les travailleurs des entrepôts d’Amazon et l’enquête nationale sur les travailleurs des entrepôts de Walmart, et complétée par une ethnographie qualitative et des entretiens avec les travailleurs, « At Work and Under Watch » [Au travail et sous surveillance, NdT] examine la manière dont ces travailleurs vivent la surveillance technologique au sein des deux mégacorporations. (Pour donner une idée de la taille de ces entreprises, leur chiffre d’affaires combiné s’élevait à 185 000 milliards de dollars en 2023, soit à peu près le PIB de l’Arabie saoudite). Mishal Khan, l’auteur du rapport, constate : « Les régimes de mesure, de surveillance, de discipline et de collecte de données déployés par les deux entreprises punissent indûment les travailleurs, étouffent leur voix et ont un impact négatif sur la santé, la sécurité et le bien-être des travailleurs. »
« Ils savent exactement […] quand vous travaillez et quand vous ne travaillez pas », explique aux chercheurs un employé d’un entrepôt Walmart en Californie. Un travailleur d’Amazon en Caroline du Nord compare l’expérience à Squid Game de Netflix, déclarant : « Tous les trois jours, les premiers intervenants sont appelés sur [notre] site. Et quand je dis que c’est comme [Squid Game], vous voyez des collègues, vous voyez des amis, certains travailleurs ont des parents, vous voyez des parents qui s’évanouissent, qui sont emmenés hors de leur établissement sur une civière. » Si vous êtes blessé, explique un employé de Walmart en Californie : « C’est presque toujours de votre faute. La direction ne négocie pas du tout ce point avec vous. Vous seriez pénalisé parce qu’ils estimeraient que vous travailliez dans des conditions dangereuses et ignoreraient toutes les autres raisons possibles pour lesquelles vous vous êtes blessé. »
Une plus grande proportion de travailleurs d’Amazon et de Walmart déclarent que la vitesse à laquelle ils travaillent est mesurée en détail par la technologie de l’entreprise tout le temps ou la majorité du temps : 72 % des travailleurs d’Amazon et 67 % des travailleurs de Walmart, contre 58 % des travailleurs dans une autre enquête de 2023, couvrant l’ensemble du secteur de l’entreposage. De même, 77 % des travailleurs d’Amazon et 62 % de ceux de Walmart déclarent que la technologie peut « dire s’ils sont activement engagés dans leur travail » toujours ou la plupart du temps. Ces chiffres sont à comparer aux 47 % des travailleurs de l’ensemble du secteur.
Ce niveau de surveillance n’est pas seulement une question de contrôle ; c’est le fondement d’une accélération incessante. Les trois quarts des travailleurs d’Amazon et 74 % des travailleurs de Walmart déclarent ressentir une pression pour travailler plus vite au moins une fois, et plus de la moitié des travailleurs de ces deux entreprises déclarent que leur rythme de production les empêche d’aller aux toilettes au moins une fois.
Les ouvrières de Walmart étaient beaucoup plus susceptibles d’exprimer leur inquiétude quant à leur capacité à suivre le rythme de production sans mettre en péril leur santé et leur sécurité, ce qui n’est pas sans rappeler des rapports antérieurs selon lesquels certaines employées des entrepôts d’Amazon développent des infections urinaires en raison du manque de temps qui les empêche d’aller aux toilettes (les femmes des deux entreprises signalent également des taux de douleurs sévères dans toutes les parties du corps beaucoup plus élevés que les hommes ; chez Amazon, les femmes latines signalent les taux de blessures les plus élevés).
Près de la moitié des travailleurs des deux entreprises déclarent se sentir épuisés par leur travail. Ce qui est plus surprenant, cependant, c’est que si 41 % des travailleurs d’Amazon disent avoir souffert d’un certain degré de déshydratation au cours des trois derniers mois, 91 % des travailleurs de Walmart ont souffert de déshydratation. Cette statistique alarmante suggère que les politiques de Walmart en matière de temps de pause et de disponibilité de l’eau dans ses entrepôts font cruellement et dangereusement défaut.
Toute cette surveillance entrave l’organisation collective qui pourrait commencer à rectifier l’hyperexploitation à laquelle sont soumis les travailleurs d’Amazon et de Walmart. Près de la moitié des ouvriers de ces deux entreprises reconnaissent qu’ils « parlent moins à [leurs] collègues qu’ils ne le voudraient parce qu’ils craignent d’être surveillés ». Comme l’a expliqué à Oxfam un travailleur de Walmart en Californie : « Il arrive que l’on parle aux gens, mais c’est […] vraiment déconseillé parce que si l’on passe trop de temps à parler, […] cela empiète sur notre temps de productivité. »
L’entreprise de vente au détail Walmart se transforme radicalement à la suite de la pandémie, en développant ses activités de commerce électronique et en modifiant sa chaîne d’approvisionnement et ses dépenses logistiques, notamment en ajoutant des robots dans ses entrepôts, afin de répondre à la montée en flèche de la demande en ligne. Comme le dit un employé de Walmart dans le rapport, « les robots sont mieux traités que les êtres humains ». Autrefois modèle d’Amazon, l’entreprise cherche aujourd’hui à se remodeler selon le modèle du géant du commerce électronique. Nous devrions tous nous en préoccuper.
Le rapport d’Oxfam recommande une série de changements dans les politiques des deux entreprises, dont beaucoup ne sont pas une surprise : engagement à respecter le droit des travailleurs à s’associer et à s’organiser librement, réévaluation des quotas de productivité, divulgation publique des demandes d’indemnisation des travailleurs et du nombre de ces demandes auxquelles les entreprises s’opposent, engagement à cesser ou à réduire de manière significative leur utilisation des technologies de surveillance pour imposer des quotas dangereux, et adoption de politiques globales qui s’attaquent aux disparités raciales et de genre au sein de leur main-d’œuvre. Tout cela est bien beau, mais comme le montrent les conclusions du rapport, ni Amazon ni Walmart ne procéderont à ces changements de leur plein gré.
Pour remédier à des conditions de travail aussi dangereuses, les ouvriers devront forcer la main des deux entreprises. Mais Amazon et Walmart dépensent une fortune en consultants antisyndicaux, luttant contre l’organisation des travailleurs aussi impitoyablement qu’ils luttent pour le contrôle du marché de la vente au détail. Si, dans quelques États, des élus ont adopté une législation inspirée par les préoccupations des travailleurs des entrepôts concernant les quotas de productivité insoutenables, les commerçants ont combattu ces réglementations.
Il existe d’autres solutions législatives pour remédier à ce bourbier : l’adoption de la loi PRO, qui renforce les sanctions à l’encontre des employeurs qui violent les droits des travailleurs et facilite le processus de syndicalisation ; la loi Asunción Valdivia Heat Illness, Injury and Fatality Prevention Act, qui protège les travailleurs contre l’exposition professionnelle à une chaleur excessive; des projets de loi visant à protéger les employés contre les technologies de surveillance invasives et à mettre en place des congés de maladie et des congés familiaux et médicaux rémunérés couvrant tous les travailleurs ; et une augmentation du financement des agences fédérales telles que le National Labor Relations Board, l’Occupational Safety and Health Administration et l’Equal Employment Opportunity Commission (Commission pour l’égalité des chances en matière d’emploi).
Mais peu de ces mesures bénéficient d’un soutien adéquat de la part des élus, plus soucieux de plaire aux lobbyistes d’Amazon et de Walmart que de la santé et de la sécurité de leurs supposés électeurs. Il faudra une organisation beaucoup plus soutenue au sein des deux entreprises, avec le soutien unifié du mouvement syndical, pour parvenir à de tels changements.
« Il faut juste comprendre que non seulement il y a un travailleur vraiment exploité derrière ces paquets qui arrivent à votre porte, mais que cela n’a pas à se passer ainsi », déclare un travailleur d’Amazon dans le Massachusetts. Pour un autre : « J’ai l’impression que nous vivons […] un âge doré où ces gens deviennent si riches et consomment tant de richesses, et ce que vous voyez, c’est qu’aucune de ces richesses ne retombe sur les gens qui les ont créées. »
Contributeurs
Alex N. Press est rédacteur à Jacobin et couvre l’organisation du travail.
Source : Jacobin, Alex N. Press, 11-04-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
LES CRISES est un média spécialisé dans l’information financière et la propagande de guerre. De part les sujets traités, le gouvernement et ses oligarques ont déclaré une véritable guerre de dénigrement à l’encontre de cette rédaction.
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