Dans notre tout premier article critique du traitement médiatique de la guerre au Proche-Orient, Le Parisien avait une place de choix : déséquilibre et double standard de la couverture éditoriale, engagement à géométrie variable du directeur des rédactions, représentation désincarnée de Gaza. Deux mois plus tard, focus sur les Unes du Parisien : le bilan est plus accablant encore.
C’est à peine croyable… et pourtant vrai : du 8 octobre au 20 décembre, le mot « bombardement » ne figure sur aucune des 74 Unes du Parisien. Avec 18 gros titres et 19 manchettes (encarts ou bandeaux), la guerre au Proche-Orient a pourtant occupé une place éditoriale importante.
Sur cet ensemble, une seule couverture montre les ravages des bombardements sur Gaza, donnés à voir sous une forme uniquement matérielle : le 29 octobre, une photo d’immeubles détruits dégageant une colonne de fumée occupe la moitié de la Une, que la direction choisit de partager avec trois autres « événements » : une « enquête » fort originale sur Jean-Luc Mélenchon intitulée « le piège du vote communautaire » et deux autres encarts relatifs à l’actualité sportive [1]. Assumant sa désinvolture, Le Parisien accompagne son titre – « La guerre sans répit » – de quelques lignes de descriptif : « L’offensive contre le groupe terroriste a pris la forme d’une infiltration militaire du nord de Gaza. Les familles des otages redoutent le pire pour leurs proches alors que Netanyahou annonce une « phase longue et difficile ». » À la différence des otages, humanisés, et dont on mentionne le ressenti des familles, les vies palestiniennes sont inexistantes. Non seulement elles n’ont aucune matérialité humaine à laquelle le lecteur pourrait s’identifier, mais sous la plume du Parisien, les civils disparaissent derrière le seul acteur palestinien mentionné – « le groupe terroriste » – suggérant que les uns et l’autre ne forment qu’un tout, ce qu’induit également le surtitre : « Conflit Israël-Hamas ». Un raccourci loin d’être anodin, soutenant même une lecture politique lourde de sens de la guerre en cours, néanmoins conforme à la titraille générique qu’ont adoptée la quasi-totalité des médias français [2].
Au reste, pour la direction du Parisien, la question humanitaire à Gaza ne vaut de toute évidence qu’une vulgaire manchette : le 16 octobre, un encart mentionne sans précision un simple « appel » d’ONG françaises, minuscule sous le gros-titre et la photo du jour dédiés au mondial de rugby : « France-Afrique du Sud (28-29). Le rêve brisé ».
Sur la période étudiée, quatre autres « représentations » de Gaza seront proposées aux lecteurs du Parisien [3]. La première montre « des roquettes tirées de Gaza détruites en vol par le Dôme de fer israélien » (12 octobre). « Un tueur du Hamas, filmé lors de l’assaut du festival de musique » est ensuite représenté sur la couverture du 13 octobre (« Enquête. Hamas, l’idéologie terroriste »). La troisième (26 octobre) est une photo datant… de 2014, figurant l’intérieur d’un tunnel où pose un soldat israélien en armes, barrée du gros-titre « Conflit Israël-Hamas. Le piège des tunnels de Gaza ». La dernière couverture – la photo d’un blindé de l’armée israélienne – est publiée le 27 octobre et fait état des « premières incursions de Tsahal » dans la bande de Gaza.
L’idée n’est pas de pointer ces choix en tant que tels, mais de souligner que ces quatre (et uniques) représentations ne mobilisent qu’un seul imaginaire… et ne véhiculent qu’un point de vue : la manière dont le gouvernement israélien perçoit Gaza et la donne à voir au reste du monde. En plus de deux mois, il n’y aura pas un seul visage de civil palestinien à la Une du Parisien. Pas un.
Le traitement différencié à l’égard des otages, des victimes et des rescapés des massacres du 7 octobre est criant. Et trahit, une nouvelle fois, l’insoutenable hiérarchie des vies humaines et des souffrances qu’opèrent et exhibent les directions éditoriales.
Sur les 18 Unes consacrées au Proche-Orient, on en dénombre six consacrées aux otages, trois aux victimes israéliennes du 7 octobre et une au témoignage de Jennifer et Eva Sandler, respectivement sœur et veuve de Jonathan Sandler – assassiné avec ses deux fils en 2012 par Mohammed Merah – résidant à Jérusalem. Des Unes auxquelles s’ajoutent neuf manchettes relatives aux otages – « Emmanuel Macron : « Jamais la France n’abandonne ses enfants. » » (13/10) ; « Le cauchemar des familles françaises » (15/11), par exemple –, au « commentaire militaire » – « Guerre Israël-Hamas. Tsahal étend ses « opérations terrestres » à Gaza » (28/10) ; « Israël. Avec les réservistes sur le pied de guerre » (30/10) –, mais également des reportages auprès d’habitants et de rescapés israéliens – comme « Les irréductibles de Sdérot, ville martyre » (3/11) ; « Le témoignage choc d’un rescapé de la rave-party » (7/11) ; « Israël. Se tatouer pour ne pas oublier les massacres » (18/11) ; ou encore « Enquête. Les crimes sexuels du Hamas » (26/11).
Une diversité d’approches et de genres journalistiques qui tranche, là encore, avec le néant éditorial dans lequel sont plongés les Palestiniens de Gaza – et ne parlons même pas de la Cisjordanie, dont il n’est jamais fait mention : la situation à Gaza a beau être apocalyptique et de perpétuelle « actualité », sous de multiples angles possibles, elle ne fait l’objet, en Une, d’aucune couverture au mois de novembre, ni sur les vingt premiers jours de décembre.
Au-delà de représentations à visages humains, c’est donc d’une simple existence à l’agenda et a fortiori d’un champ lexical affectif dont sont littéralement dépossédés les civils palestiniens. « Tragédie », « insoutenable », « insupportable », « visages qui nous hantent », « ne les oublions pas ! », « cauchemar », « ville martyr », etc. sont autant de positionnements éditoriaux unilatéraux.
Si les angles morts sont édifiants, ils n’épargnent pas non plus le traitement des répercussions de la guerre sur la société et le champ politique français. La représentation du second est tout simplement univoque : en dehors d’Anne Hidalgo (PS), dont l’interview bénéficie d’un savoureux appel de Une dans le numéro du 11 octobre – « La gauche en crise. « Cela devient gravissime ! » » –, l’exécutif est le seul interlocuteur à avoir voix au chapitre (en Une) et, cela va sans dire, d’une manière totalement acritique, conformément au rôle de caisse de résonance ou de relai servile dont s’est auto-investie la direction du Parisien. Emmanuel Macron figure ainsi cinq fois à la Une [4] et le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, une fois : « Exclusif. « L’organisation terroriste Hamas doit être détruite » » (22/10). Quant aux conséquences du conflit sur la société française, elles ne sont abordées qu’au seul prisme de l’antisémitisme : cinq Unes sont consacrées à la marche du 12 novembre et aux actes de violence antisémites. Les nombreuses manifestations organisées à Paris et partout en France depuis deux mois pour un cessez-le-feu à Gaza ne sont données à voir nulle part en Une [5], pas plus que ne figure à l’agenda la hausse des discriminations islamophobes [6].
Ce ne sont là que des Unes ? Gageons que les pages intérieures atténuent ces grossiers angles morts… Néanmoins, et parce qu’elle est en grande partie du ressort de la direction, la Une demeure la vitrine d’une ligne éditoriale. Laquelle pèse nécessairement sur le cadrage et le traitement de l’information produite par les journalistes… et engage ces derniers. En la matière, le panel que donne à voir Le Parisien depuis plus de deux mois reste la manifestation la plus cristalline non seulement de l’existence d’un double standard médiatique vis-à-vis de la situation au Proche-Orient, mais également d’une désinformation par omission, indigne de la part d’un quotidien « généraliste » aux prétentions locale et nationale et à l’influence encore manifeste dans la sphère journalistique… et politique.
En bagarre pour leur indépendance, les journalistes du quotidien élèveront-ils une nouvelle fois publiquement la voix contre un tel traitement propagandiste ? Il en irait d’une clarification : celle consistant à ne plus faire croire aux lecteurs du Parisien que sa direction les « informe ».
Pauline Perrenot
ACTION CRITIQUE MEDIA est l’observatoire des médias télévisuels et de la grande presse en France. Leur travail s’articule principalement autour du traitement par les médias dominants des luttes sociales et des perpétuelles réformes. Leurs analyses sont issues d’un travail de veille informationnelle permanente, contribuant de manière colossale à la réinformation et à la lutte contre la propagande.
Article : https://www.acrimed.org/D-Israel-a-Gaza-4-a-la-Une-du-Parisien-la
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